Contrairement à ce que laisse entendre un avis de Santé Canada diffusé depuis octobre dernier sur ses avertissements en encadré noir (black box warning), le traitement pharmaceutique des enfants aux prises avec un trouble déficitaire de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) diminuerait les risques de suicide à l'adolescence.
«Nous croyons que l'application de cet avis par les professionnels de la santé pourrait entraîner une hausse des suicides chez ces jeunes, ce qui est contraire à l'effet souhaité», mentionne Alain Lesage, premier auteur d'une lettre publiée récemment sur le site de la revue britannique The Lancet Psychiatry.
Avec trois autres experts montréalais (la pédopsychiatre Johanne Renaud et les professeurs de l'Université de Montréal et pharmaciens Édouard Kouassi et Philippe Vincent), le Dr Lesage rappelle dans cette lettre que «les études cliniques randomisées et les méta-analyses ont montré que ces médicaments peuvent atténuer les symptômes du déficit attentionnel et de l'hyperactivité. Il a aussi été démontré que la prise de médicaments était associée à de meilleurs résultats scolaires, une plus grande estime de soi, une diminution du taux de décrochage et des problèmes de comportement et de déviance. On note également une réduction de l'usage des drogues, des grossesses chez les adolescentes et des accidents en général.»
Même si le suicide demeure un problème multifactoriel pour lequel il est difficile de déterminer la cause du passage à l'acte, le médecin insiste sur le fait qu'un enfant qui accumule les échecs, tant sur le plan scolaire que dans ses rapports interpersonnels, s'engage résolument sur une pente dangereuse. «Dans mon domaine, on parle de “triade létale” lorsqu'un adolescent cumule des problèmes de consommation de drogue, de dépression et d'impulsivité. Si le médicament agit sur un seul de ces éléments comme l'impulsivité, on réduit le risque de suicide et on diminue les deux autres dimensions», dit le psychiatre, qui compte une trentaine d'années d'expérience dans le traitement des troubles de santé mentale.
Dans leur lettre qui s'attaque directement à Santé Canada, les auteurs soulignent que l'organisme n'a pas suffisamment consulté les études de pharmacovigilance avant de publier son avis recommandant la prudence. Deux organismes de santé publique pourtant très crédibles, l'Agence de la santé publique du Canada et l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), surveillent de près l'évolution de ces questions. Ainsi, l'INSPQ a montré que le nombre de cas de TDAH traités a triplé chez les enfants de la province au cours des 15 dernières années. Or, que nous disent les statistiques sur le suicide au Québec? Qu'il a baissé de moitié chez les jeunes de 15 à 19 ans durant la même période, passant de 16 pour 100 000 en 2001 à 8,7 en 2011. «De toute évidence, ces données indiquent que le traitement du TDAH et l'utilisation de médicaments appropriés chez les enfants et les adolescents peuvent réduire le taux de suicide au lieu de l'augmenter.»
L'épidémie silencieuse
En plus de son travail au Département de psychiatrie de l'Université de Montréal, le Dr Lesage est chercheur et clinicien à l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal, où il traite notamment des personnes aux prises avec des troubles de santé mentale graves. Au cours des années, il a acquis une expertise particulière sur la question du suicide. Codirecteur du Réseau québécois de recherche sur le suicide (http://reseausuicide.qc.ca/fr), il estime que ce phénomène n'est pas suffisamment pris au sérieux par l'Agence de la santé publique du Canada, qui a une responsabilité dans la prévention du suicide. Même si elle est en diminution au pays, cette «épidémie silencieuse» tue encore près de 4000 Canadiens par année (chiffres de 2009), soit une dizaine d'adultes par jour et deux adolescents tous les trois jours. «Cela est particulièrement inquiétant compte tenu du fait que l'Agence de la santé publique du Canada devait préparer il y a trois ans une stratégie nationale de prévention du suicide pour le gouvernement du Canada», signale la lettre publiée en décembre 2015.
«Le suicide est très souvent considéré comme un problème qui échappe aux organismes de prévention, déplore-t-il en entrevue téléphonique avec Forum de l'Alberta, où l'Institute of Health Economics l'a invité pour six mois. Comme c'est un geste autoadministré, avec de multiples déterminants, la santé publique le néglige. C'est une lourde erreur. Le suicide a des causes bien connues qui peuvent être combattues. Quatre-vingt-dix pour cent des suicidés avaient des troubles mentaux. La dépression et la consommation de drogues, par exemple, sont d'importants facteurs de risque. En les prévenant quand c'est possible, on peut favoriser une diminution des suicides.»
Le Dr Lesage, qui travaille notamment auprès d'itinérants qui souffrent de multiples affections, déclare que les problèmes de santé mentale ont toujours existé et existeront toujours dans les sociétés humaines. La réduction à zéro est donc une utopie. Mais cela ne devrait pas justifier l'inaction. «La tragédie, ce n'est pas que les problèmes de santé mentale existent. La tragédie, c'est qu'on ne traite pas adéquatement ceux qu'on pourrait traiter», lance-t-il.
Chez les enfants et les adolescents, il faut aussi agir en amont, prétend-il. Des campagnes dans les écoles pourraient avoir un effet sur la progression des troubles mentaux dès leurs premiers signes en encourageant à chercher de l'aide professionnelle. Et le Dr Lesage n'est pas un croisé de la pharmacothérapie. Membre du Collectif pour l'accès à la psychothérapie, il soutient énergiquement l'approche psychologique. «Comme médecin, je m'intéresse à toute approche qui donne des résultats», précise-t-il.
Mathieu-Robert Sauvé
Journal Forum
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